Multi-family offices – Des chefs d’orchestre en quête d’accords
Les multi-family offices ont fait une entrée remarquée sur la scène française de la gestion patrimoniale. Alors que leur chorale est passée d’environ 40 à plus de 80 membres en cinq ans, une partie d’entre eux ont commencé à signer chez des majors de l’industrie. Tandis qu’une poignée a choisi pour managers des fonds de private equity et que d’autres poursuivent leur carrière en « indé ». La variété des répertoires des MFO et les interrogations sur leurs modèles économiques pourraient toutefois empêcher ce marché de connaitre une trajectoire similaire à celle des CGP. Avant de monétiser leurs catalogues, les « chefs d’orchestre » des familles fortunées devront notamment faire des efforts pour s’harmoniser.
Par Guillaume Clément
Acte I : Une polyphonie d’interprètes
Premières leçons de solfège
Si leurs mentors ont joué leurs premières notes au XIXe siècle aux États-Unis, la voix des family offices a commencé bien plus récemment à se faire entendre distinctement dans le concert de la gestion de patrimoine française. En particulier celle des multi-family offices. « Leur nombre a quasiment doublé au cours des cinq dernières années », souligne Pierre Monteillard, associé au sein du cabinet Frame Advisory. Variations des « single family offices » – qui ne jouent que pour une dynastie –, les « MFO » sont sortis de l’ombre dans le but de proposer des services comparables à ceux de leurs ainés. Mais pour un auditoire constitué de plusieurs familles. « Qu’il soit “single” ou “multi”, le rôle d’un family officer est d’accompagner ses clients dans l’ensemble de leurs problématiques patrimoniales, qu’il s’agisse d’investissement, de structuration ou encore de transmission », rappelle Charles-Henri Bujard, président de l’Association française du family office (AFFO) et du « SFO » de la famille Robinet-Duffo, propriétaire du groupe Henner.
Comparant souvent leur rôle à celui d’un « chef d’orchestre », les MFO s’illustrent dans des répertoires parfois très éloignés les uns des autres. « Outre des services financiers, juridiques ou fiscaux, ils peuvent accompagner leurs clients dans la structuration de leurs investissements “passion”, tels que l’achat d’un bateau, d’un haras, d’une œuvre d’art ou encore d’une île », illustre Benoist Lombard, directeur général adjoint de Crystal et président de Maison Laplace.
MFO Academy : le bal des promos
Alors que les single family offices entonnent leurs ritournelles depuis des décennies auprès des grandes familles industrielles (Bolloré, Bettencourt Meyers, Dassault, Mérieux…), les multi-family offices français ont attendu le tournant du millénaire pour livrer leurs premières démos. Cette génération « Y2K » a été portée par des précurseurs comme Antium France (1997), Intuitae (2001), MJ & Cie (2001), Sagis (2005) ou encore Xelis Family Office (2005). La MFO Academy a ensuite lancé de nombreuses promos, piochant notamment ses talents dans la banque privée. Dont une saison 2016/2017 marquée par la naissance des futurs ténors Ivesta, Letus Private Office et Côme. « Le métier de family officer a profondément changé, tout comme les attentes de nos clients, indique Julien Magitteri, fondateur et président de Côme. Ils demandent davantage d’agilité, une vision plus intégrée et des expertises plus larges. Or les modèles historiques et plus traditionnels peinent à suivre ces évolutions. C’est précisément ce constat qui a poussé certains à sortir du cadre pour fonder leur propre multi-family office, comme nous l’avons fait nous-mêmes il y a presque neuf ans. »
De quoi susciter des vocations qui conduiront des artistes comme Keepers (2018), FOBS (2019), Beelong FO (2021) ou encore ETZ FO (2023) à rejoindre la compétition. Et le casting continue de s’allonger, comme l’illustrent les jeunes espoirs tels que My Way Family Office, EastWest Finance, Tree Family, Elios Patrimoine ou encore L.Y.N.Q Private Office. À ce jour, il n’existe pas de catalogue officiel répertoriant l’intégralité des multi-family offices de France. C’est pourquoi la rédaction de News Asset Pro a décidé de constituer son propre billboard. Sans se prétendre exhaustif, celui-ci compte 82 artistes qui se réclament de la House of MFO.
Category is… indie
Bien qu’animés par une vocation commune, les MFO forment un ensemble hétérogène par plusieurs aspects. Leurs différences apparaissent notamment dans la composition de leur actionnariat. Un premier groupe abrite en effet les structures majoritairement – voire exclusivement – aux mains de leurs fondateurs, associés et salariés, éventuellement « backées » par quelques investisseurs non financiers. Se retrouvent dans cette catégorie « indie » des acteurs comme Ivesta, Herest, Beelong FO (ex-Asten FO), Keepers, Côme, Letus PO et MJ & Cie.
Une deuxième formation réunit les MFO qui appartiennent à des sociétés de gestion, des banques et des CGP. Qu’ils y aient fait leurs gammes ou qu’ils s’y soient adossés plus tardivement. Alors que Sycomore AM a fini par liquider son family office trois ans après le départ de son fondateur Jean-Bernard Dudouit en 2017, Meeschaert FO (groupe LFPI), Neuflize OBC FO et Rothschild & Co FO jouent toujours dans cet orchestre-là. Notamment aux côtés de Maison Laplace (Crystal), du duo Canopée FO – Imani & You (Cyrus-Herez), du tandem Leone Kapital-Agami FO (Groupe Premium), d’EVFO (Valoria Capital), d’Hedon FO (Carat Capital) et d’Athos Patrimoine (Rhétorès).
Un troisième collectif de MFO correspond, lui, aux compositeurs qui bénéficient du soutien de fonds de private equity. Particulièrement « select », ce club ne compte à ce jour que Sagis et Norman K parmi ses membres. Le premier a en effet accueilli Siparex en tant qu’actionnaire minoritaire en 2023, tandis que le second a fait une place à MBO+ via un financement « flexequity » – c’est-à-dire combinant dette et fonds propres – en 2024. À l’étage des « big shots » du capital-investissement, Tikehau Capital avait pour sa part acquis un morceau de Letus PO en 2017. Dont il a fini par se séparer en 2023.
Sources : News Asset Pro, sociétés.
Solistes vs bands
Les différentes tessitures des MFO s’expriment aussi dans la variété de leurs tailles. « Certains ne comptent qu’un seul collaborateur alors que d’autres en emploient plusieurs dizaines », confirme Christophe Lietot, cofondateur de Neowise, dont les rangs avoisinnent une dizaine de personnes. Keepers en abrite pour sa part une trentaine, Ivesta une cinquantaine, tandis que Doxans, Familiance, Experts en Patrimoine ou encore Athos Patrimoine en ont tous moins de cinq.
Au sein des groupes multi-instrumentalistes, les musiciens « purs MFO » ne représentent qu’une part infime des salariés. « Maison Laplace dispose d’une équipe resserrée [de cinq collaborateurs, NDLR] et de toutes les compétences internes du groupe [qui compte plus de 1 000 salariés, NDLR] au service d’une clientèle exigeante et aisée, indique Benoist Lombard. Nous travaillons en parfaite coordination avec les experts externes et les conseils de nos clients. » Même son de cloche du côté de Leone Kapital et d’Agami FO, dont les équipes dédiées représentent 20 personnes sur les plus de 1 600 collaborateurs de Groupe Premium.
Je gère, tu conseilles, il supervise…
Si l’édition 2024 de l’European Family Office Report de Campden Wealth et HSBC Global Private Banking estime à 136 milliards de dollars l’encours total supervisé par une centaine de family offices sur le Vieux Continent, l’Hexagone ne bénéficie pas de mesures comparables pour son propre paysage musical. « Nous ne connaissons pas à ce jour la profondeur du marché français », reconnaît Charles-Henri Bujard. Et pour cause, une part importante des multi-family offices du pays d’Aya Nakamura préfère la lumière tamisée des coulisses à celle des projecteurs. Cette discrétion transparaît notamment dans le fait que seulement 31 des 82 MFO contactés par News Asset Pro aient accepté de communiquer sur leurs encours.
Au silence d’une partie de la profession, s’ajoute une autre note troublante pour le public des MFO : la nécessité de composer avec différentes unités de mesure. Historiquement, le mètre-étalon du secteur est le montant des encours « supervisés ». Ce dernier correspond – dans sa définition la plus communément admise – au patrimoine financier des familles accompagnées par un multi-family office. Mais cette notion cohabite avec celle d’encours « conseillés ». Reprise des CGP, celle-ci désigne les actifs financiers investis par une famille sur divers supports (fonds, contrats de capitalisation…) sur recommandation et par l’intermédiaire de leur MFO. Parfois utilisé de manière abusive, le terme d’encours « gérés » désigne pour sa part stricto sensu les encours placés dans des fonds directement gérés par un MFO ou une entité de son groupe en vertu d’un agrément d’asset manager de l’AMF.
Parmi les acteurs qui ont joué le jeu de la transparence, ressortent tant des MFO supervisant plus de 1 milliard d’euros (Keepers, Ivesta, Even FO, Fluence, MJ & Cie, Vigifinance, Neowise…) que des pairs dont les encours sont inférieurs à 500 millions (Familiance, CG Family Office, Sapians…). Avec des proportions variables d’encours « conseillés » – voire « gérés » – sur ces totaux, comme l’illustre notre autre palmarès répertoriant au total les données de 36 MFO. Que celles-ci nous soient parvenues à leur initiative ou non.
Acte II : Des cachets plus ou moins lucratifs
Honoraires vs Rétrocessions
Ces différentes partitions et répertoires trouvent un écho implacable dans la diversité des modèles économiques des multi-family offices. Ceux-ci se classent schématiquement en trois catégories : un premier « traditionnel » basé exclusivement sur la facturation d’honoraires aux clients, un deuxième « CGP » qui repose sur des commissions sur encours conseillés de type rétrocessions payées par les fournisseurs de produits, et un troisième « hybride » qui combine les deux précédents.
D’après les informations dont nous disposons, le modèle « honoraires » est appliqué à la lettre par des MFO comme Ivesta, Letus PO, MJ & Cie ou encore Ofilae. Il consiste à facturer une gamme de prestations (supervision des actifs financiers, services juridiques et administratifs, planification successorale…) à une famille, habituellement à un rythme annuel. Les prix fixés correspondent souvent à un pourcentage des actifs des clients. « Les honoraires sont généralement compris entre 0,15% et 0,50% des encours financiers supervisés, avec une moyenne aux alentours de 0,30% et souvent une dégressivité basée sur le volume », indique Pierre Monteillard.
Bien que classique, cette formule n’interdit pas des variations. « Nous avons opéré une transition de notre modèle en 2018 afin qu’il corresponde mieux à la charge de travail fournie pour chaque client, illustre Laurent de Swarte, associé fondateur d’Agami FO. Nos honoraires sont ainsi désormais réévalués à une fréquence trimestrielle ou semestrielle en fonction du temps passé par nos collaborateurs par famille. Cela nous a permis d’homogénéiser davantage la rentabilité de chaque dossier. »
Rares semblent toutefois aujourd’hui les MFO qui tirent exclusivement – ou majoritairement – leurs revenus des honoraires. Un crew incluant par exemple Fluence, EVFO et Familiance perçoit en effet la majorité de ses cachets à la mode des conseillers en gestion de patrimoine. C’est-à-dire principalement sous la forme de rétrocessions, de commissions de courtage et d’autres émoluments versés par les producteurs des solutions d’investissement qu’ils recommandent (asset managers, assureurs, banques privées…). « Les honoraires ne représentent même pas 10% de nos plus de 5 millions d’euros de chiffre d’affaires, confie Christophe Lietot. Nous percevons en effet des rétrocessions, en totale transparence avec nos clients, sur les 675 millions d’encours que nous conseillons – sur un patrimoine supervisé total de 1,5 milliard –, ainsi que des paiements “upfront” compris entre 1% et 1,50% sur nos produits structurés. Nos commissions sur encours se situent, elles, entre 0,40% et 0,50% pour nos prestations de conseil. Tout ceci nous permet d’afficher une marge opérationnelle (marge d’Ebitda) supérieure à 60%. »
Hybridation des notes
C’est toutefois le style « crossover » qui s’impose de plus en plus dans les charts du marché français des multi-family offices. Les modèles « hybrides » combinant honoraires et commissions ont par exemple démontré leur popularité avec des interprètes tels que Hedon, Experts en Patrimoine, Vigifinance ou encore Herest. « Un modèle purement sur honoraires peut être déceptif, estime Benoist Lombard. Nous proposons donc plusieurs “modules” dont les honoraires correspondent aux types de prestations souhaitées (structuration d’un actif de jouissance, pilotage d’outils philanthropiques…), tout en n’interdisant pas au groupe de percevoir des commissions de distribution de produits financiers, parfaitement “disclosées”. » Un choix qui permet à l’activité de MFO de Crystal de revendiquer une marge d’Ebitda de 50% et un chiffre d’affaires de 2 millions d’euros. Montant que le groupe ambitionne de doubler d’ici deux ans.
Pour se prémunir de toute rumeur sur leur propension à recommander les produits dont ils tirent les meilleurs cachets, certains MFO « hybrides » pratiquent une forme de compensation. « Nous déduisons par exemple les commissions de courtage de nos honoraires, illustre Benoît Emsalem, associé fondateur de Leone Kapital. Le montant de ces derniers est arrêté dans le cadre d’une lettre de mission reconductible tous les 12 mois pour notre trentaine de familles clientes. » Quant aux MFO dont l’amplitude vocale couvre d’autres octaves, ils n’hésitent pas à séquencer eux aussi leurs notes. « Nos honoraires de conseil peuvent représenter 0,60% des encours financiers supervisés, illustre Xavier de Champsavin, fondateur de Fluence. Si nous gérons directement une partie de ce patrimoine financier, des frais de gestion de 0,75% s’appliquent sur ce périmètre et ceux-ci sont alors déduits des honoraires. » Une interprétation ancrée dans le statut de société de gestion dont dispose la société, à l’instar d’un petit nombre de ses pairs. Parmi eux, figurent également Sagis, Officium, Norman K, Eukratos, Vigifinance, Equitam et Even FO. Quant aux filiales de CGP, la plupart s’en remettent aux studios de production de leurs propriétaires (Crystal, Cyrus, Groupe Premium…).
Partenaires particuliers
La superposition complexe des modes de rémunération dans l’orchestre des MFO s’explique en partie par les us et coutumes de leur partenaires (notaires, avocats, promoteurs immobiliers, sociétés de gestion, commissaires-priseurs…). Par exemple, les assureurs peuvent mettre en place des conventions de distribution avec eux. « Nous travaillons en effet de cette manière avec les MFO, confirme Nicolas Pronier, directeur grands comptes et family office chez Allianz. Nous avons par ce biais remporté 25 appels d’offres l’an dernier – principalement sur des contrats de capitalisation – qui ont généré environ 350 millions d’euros de chiffre d’affaires et une prime moyenne de 14 millions. »
Initialement plutôt sceptiques – voire « hostiles » a-t-on entendu – sur le potentiel des MFO français au début de leur carrière, les banques privées les traitent elles aussi de plus en plus comme des partenaires. Et pour cause. « Ces établissements demeurent incontournables pour certains besoins des familles, comme l’obtention d’un crédit pour un bateau ou le dépôt de fonds », souligne Grégory Edberg, managing partner au sein de la banque d’affaires Leuwen-Euroland. Au point que Bordier & Cie a fait des MFO l’un des principaux axes de sa stratégie de développement en France, tandis que d’autres ont poussé la note un cran au-dessus. « Certaines banques privées ont créé leur propre MFO comme Rothschild Martin Maurel ou Neuflize, tandis que d’autres ont constitué des équipes en charge des relations avec ces interlocuteurs (Société Générale, Edmond de Rothschild…) », relève Jean-Marc Aveline, délégué régional adjoint Hauts-de-France à l’AFFO et président d’Ofilae Paris.
D’autres acteurs de la gestion d’actifs et fortune sont à leur tour entrés dans la danse ces dernières années, à l’instar d’UBS France en 2023, puis de Lazard Frères Gestion et d’Arkéa Banque Entreprises & Institutionnels en 2024. De quoi faciliter la vie des MFO dans l’accomplissement de certaines prestations courantes requises par leur fanbase. « Les multi-family offices ont par exemple besoin de récupérer et d’agréger les données de leurs clients sur des contrats, des opérations ou encore des encours auprès de nombreux établissements, ce qui nécessite d’établir des relations avec eux », indique Armand Affortit, senior manager chez Frame Advisory.
Acte III : Des artistes pas faciles à (re)mixer
MFO feat. mfo
La multiplication des MFO ces dernières années a conduit à l’instillation d’une petite musique dans les couloirs de l’industrie patrimoniale : et si ces jeunes talents étaient les prochaines têtes d’affiches de la consolidation du secteur ? « De plus en plus de family offices nous sollicitent pour explorer des opportunités de rapprochement », nous confiait par exemple un banquier d’affaires en 2024. De fait, les recompositions de capital se font plus fréquentes. Du côté des indépendants, Fluence a par exemple mis la main sur HSC Finance l’an dernier, tandis que Côme a racheté AntCo. « Keepers a pour sa part acquis une participation minoritaire au capital de Pulse fin 2024 pour toucher une nouvelle clientèle : celle des familles dont le patrimoine financier est inférieur à 100 millions d’euros », souligne Jean-Marc Aveline.
D’autres ont « samplé » cette stratégie de diversification sans nécessairement recourir à la croissance externe. « Nous avons développé Côme Gestion Privée pour offrir aux patrimoines compris entre 1 million et 10 millions d’euros une qualité d’accompagnement, d’offres et de services jusqu’alors réservée aux grandes fortunes », illustre Julien Magitteri. De son côté, Ivesta s’est associé au fonds de private equity Mata Capital pour lancer Sapians en 2023, dont ils détiennent collectivement 80% des parts. « Notre vocation est de rendre accessible les mêmes solutions d’investissement que celles d’Ivesta à une clientèle pouvant nous confier entre 100 000 et 20 millions d’euros d’encours supervisés, avec une approche très digitalisée, par exemple pour la gestion de tâches administratives et réglementaires », fait valoir Souleymane-Jean Galadima, cofondateur et directeur général de Sapians. Quant à Intuitae, il a mis le pied à l’étrier à Fair/e en 2021 pour cibler les patrimoines compris entre 3 millions et 30 millions d’euros.
My major cgp
Les rapprochements les plus streamés du secteur ces dernières années sont toutefois ceux qui ont impliqué à la fois un multi-family office et une « plateforme » de conseil en gestion de patrimoine soutenue par un – ou plusieurs – fonds de private equity. En 2021, Groupe Premium a initié le mouvement en rachetant Leone Kapital, suivi par Cyrus et Herez – qui ne font désormais plus qu’un – avec respectivement Amplegest et sa branche de family office (devenue Canopée FO) en 2021 et Imani & You en 2022. Crystal s’est ensuite joint au canon en 2023 en construisant Maison Laplace. Alors que l’année 2024 a été marqué par la récidive de Groupe Premium avec le rachat d’Agami FO.
La catégorie des « plateformes » de moins de 10 milliards d’euros conseillés a quant à elle été animée par le featuring entre Carat Capital, Umani et Familles & Valeurs qui a donné naissance à Hedon FO fin 2023, par l’ajout d’EVFO au catalogue de Valoria Capital un an plus tard, puis par le rachat d’Athos Patrimoine par Rhétorès en avril dernier. « Ces opérations reflètent une stratégie de montée en gamme au sein de ces groupes » constate Jean-Marc Aveline. D’autant que ces majors disposent généralement de budgets confortables pour permettre aux MFO qui les rejoignent d’envisager de nouvelles collaborations. « Nos deux family offices ne vont pas fusionner mais devenir des « sociétés-sœurs » qui conserveront leurs marques au sein d’une structure de Groupe Premium qui aura vocation à accueillir d’autres “sœurs” », confie Benoît Emsalem.
deux temps trois mouvements
Bien que le bouche-à-oreille se développe, les représentations des spectacles de croissance externe ayant pour seuls protagonistes des multi-family offices sont encore loin de remplir les mêmes salles que les récitals de CGP. Les mises en scène d’ouvertures de capital de MFO à des fonds de private equity se jouent quant à elles à des fréquences toujours sporadiques. Pour preuve, le public a dû attendre plus d’un an entre la performance remarquée de Sagis avec Siparex et celle de Norman K avec MBO+. Si ces deux opérations s’inscrivent dans le cadre d’une stratégie de développement qui ouvre la porte à des acquisitions, aucune ne s’est pour l’instant matérialisée. Pour le moment, la valse des fonds et des MFO en reste là.
Rapprochements entre égos
Bien sûr, un crew qui compte moins d’une centaine de MFO a peu de chances de connaître des mouvements capitalistiques aussi vifs et nombreux qu’une fanfare de plus de 4 000 CGP. Mais cette différence de tempo résulte aussi des caractéristiques propres à chaque formation. « La thèse d’investissement “buy and build” a fait ses preuves sur le segment des CGP, pas encore sur celui des MFO, estime Adrien Dubernet, vice-président au sein de la banque d’affaires Transactions & Cie, qui partage un actionnaire avec le multi-family office FOBS.
Au-delà de leur nombre plus restreint et de la réplicabilité de leur modèle, les MFO ont une typologie de clients qui entretiennent une relation plus personnelle avec leur conseil que les CGP. » De quoi rendre potentiellement compliqué un changement d’équipe ou de marque. Et d’autres facteurs entrent aussi en ligne de compte. « Le métier étant fortement dépendant de celles et ceux qui l’incarnent, les rapprochements entre pairs peuvent parfois s’avérer délicats en raison de sensibilités différentes entre les personnalités des dirigeants et leurs cultures d’entreprise », poursuit Adrien Dubernet.
Revenus intermittents
La dépendance des multi-family offices à un nombre limité de clients représente une autre fausse note dans leur modèle économique. De même que la non-récurrence de la rémunération en honoraires. « Une fois la stratégie patrimoniale déployée et la structuration optimisée, les missions du MFO évoluent vers un accompagnement personnalisé dans la durée, explique Adrien Dubernet. Celui-ci se traduit par des honoraires dits “de suivi”, généralement compris entre 0,20 % et 0,50 % des encours. Par ailleurs, en raison de la typologie de clientèle des MFO et de l’approche très axée sur le conseil, le temps consacré aux familles reste relativement stable dans le temps. Cela diffère de la situation d’un CGP, celui-ci pouvant voir sa rentabilité progresser avec la croissance de sa base de clients qui – en fonction de leurs problématiques – n’auront pas forcément besoin de contacts réguliers. »
De fait, plus un multi-family office grandit, plus il doit accomplir de tâches pour différentes familles. Il n’a alors d’autre choix que de dégrader sa rentabilité en augmentant son temps de travail ou en renforçant ses rangs. Voire les deux. « Si un multi-family office récupère dix nouveaux clients, il lui faudra probablement recruter au moins un ou deux collaborateurs supplémentaires, souligne Florian Hallant, manager chez Frame Advisory. Cela s’explique par la nécessité de maintenir un niveau de service élevé alors qu’une grande partie de leur travail est encore manuelle, dont l’agrégation de données. »
Attention à la marge
Bien moins « scalables » que les CGP et les asset managers, les MFO doivent donc miser sur d’autres pistes pour assurer la viabilité de leur plan de carrière. « Proposer des services aussi chronophages que la conciergerie, la gestion de yachts ou encore l’acquisition d’œuvres d’art est par exemple un choix qui a forcément un impact sur sa propre rentabilité », souligne Nicolas Pronier. De quoi inciter une partie des troubadours à se concentrer sur certaines spécialités. « Pour notre part, nous nous focalisons surtout sur les services d’investissement », illustre Christophe Lietot. D’autres préfèrent s’atteler à améliorer leur productivité en augmentant la cadence de leurs BPM grâce à la techno. « Le ratio “coûts sur revenus” dans la gestion privée tourne autour de 75%, et plutôt vers 40% en gestion d’actifs, avance Xavier de Champsavin. Le nôtre s’établit à 66% et nous pensons avoir la capacité de l’améliorer significativement grâce au développement de logiciels capables d’automatiser les tâches répétitives, que nous commercialisons par ailleurs auprès d’autres MFO et CGP. ».
Conscients des enjeux d’automatisation de certaines productions, des fournisseurs de solutions informatiques spécialisés tentent opportunément de se faire une place dans le milieu. « Des sociétés comme le Suisse Wize by TeamWork ou le Britannique Landytech cherchent par exemple à se développer auprès des multi-family offices français, confirme Florian Hallant. D’autant que la montée en puissance de “l’open finance” à l’échelle européenne, par exemple avec l’entrée en vigueur progressive du règlement FIDA dès 2027, devrait faciliter le recueil de données et établir des formats d’échanges plus standardisés. Ce dont bénéficieraient les MFO. »
« Nous n’avons pas les mêmes valeurs »
Mis bout-à-bout, l’ensemble de ces bémols complexifient la recherche d’accords sur un élément clé de toute négociation afférente aux fusions-acquisitions et aux ouvertures de capital : la valorisation. « Certains dirigeants s’attendent à se voir proposer des multiples d’Ebitda comparables à ceux des CGP – c’est-à-dire souvent compris entre 10x et 15x – et ils sont surpris lorsque leur société fait l’objet d’une décote par rapport à ce référentiel », confie Grégory Edberg. Car si le prix d’un cabinet de conseil en gestion de patrimoine se base fortement sur son volume d’encours et sa ventilation, celui d’un multi-family office fait l’objet d’auditions plus poussées. « Nous ne pouvons pas faire de généralités compte tenu du nombre restreint de transactions à ce jour, mais l’écart de valorisation entre un MFO dont une part importante des revenus est récurrente et un autre où elle est moindre peut atteindre plusieurs tours de multiples d’Ebitda, explique Adrien Dubernet. Comme pour un CGP, d’autres facteurs entrent en compte tels que la qualité du portefeuille d’encours et des clients, le potentiel de développement de la structure ou encore les dirigeants et leur volonté – ou non – de s’inscrire dans un projet. Les multiples pour un MFO se situent ainsi plutôt entre 9x et 13x l’Ebitda. »
Pour mettre en sourdine l’infamous « décote de non-récurrence », certains MFO donnent de la voix pour faire entendre un concept émergent à leurs actionnaires potentiels : la ré-occurrence. « Il s’agit de valoriser la capacité d’un conseil à rendre prévisible et récurrente une activité par nature ponctuelle, décrypte Adrien Dubernet. Pour un MFO, cela consiste par exemple à démontrer sa faculté à générer sur plusieurs années un niveau moyen d’honoraires non contractuels auprès d’une partie de sa clientèle. » De leur côté, les acquéreurs scrutent avec attention un autre mode de rémunération. Celui des dirigeants de leur cible. « Il s’agit d’un point très important car il peut contribuer à faire en sorte que l’Ebitda censé servir de référence à la valorisation de la société ne reflète pas sa véritable structure de coûts, avertit Grégory Edberg. Si le salaire des partenaires est principalement – voire uniquement – versé en dividendes, il nous faudra en effet le réintégrer pour établir un “Ebitda normatif”. C’est ce montant-là que nous pourrons alors projeter pour évaluer la rentabilité “réelle” d’un multi-family office, et donc sa valorisation. » De même, le choix de la période de référence (exercice fiscal clôturé, en cours, projeté sur 12 mois…) changera parfois radicalement la tonalité du multiple d’Ebitda qui sera clamé – ou chuchoté – au marché. Enfin, certains cas ne souffrent d’aucune interpolation possible en matière de valorisation par résultat opérationnel… faute de résultat. Ont pu être entendus jouer dans ce club-là Keepers (-140 000 euros de résultat net sur l’exercice fiscal 2023/2024) et Letus PO (-1,4 million d’euros d’Ebitda en 2023), dont le cofondateur Sébastien Verdeaux a cédé les rennes il y a un peu plus de deux ans. Mais aussi des DJ plus confidentiels comme Kimpa (-378 000 euros de résultat net en 2023) et Financière Dioclès (-70 000 euros d’Ebitda en 2022).
Pour toutes ces raisons, les mouvements capitalistiques des MFO suivent pour l’instant une pulsation plutôt adagio, alors que celle des CGP file allegro. Il n’en reste pas moins que le très classique mantra « chi va piano va sano (e lontano) » plaide pour une poursuite des transactions dans le secteur. Que ce soit pour répondre à des problématiques de rentabilité ou pour déployer une stratégie de conquête. « Les fonds de private equity s’intéressent par exemple toujours à des modèles de croissance rentable », constate Grégory Edberg. Dans cette quête incessante de nouvelles stars, les performers les plus versatiles pourraient in fine particulièrement tirer leur épingle du jeu. « Les levées de fonds de Sagis et de Norman K montrent bien l’appétence pour des acteurs qui exercent plusieurs métiers – dont la gestion d’actifs – capables de réaliser des économies d’échelle grâce à des acquisitions », insiste un banquier d’affaires.
Acte IV : À la recherche de l’unisson
cacophonie identitaire
Alors que la mélodie de la consolidation n’est pour l’instant qu’un ornement dans la symphonie des multi-family offices français, la définition de leur identité artistique commune s’impose comme son thème principal. Certes, les bases du solfège semblent apprises et assez largement partagées : services aux familles, architecture ouverte, indépendance, transparence des rémunérations… Mais les interprétations qu’en font les MFO avec leurs propres instruments se révèlent parfois si éloignées les unes des autres qu’elles aboutissent à de fortes discordances. La cacophonie atteint son paroxysme lorsque résonnent les premières notes de l’hymne à l’indépendance.
Clamées à tort et à travers, ses paroles ont en effet tendance à s’adapter aux tessitures vocales de celles et ceux qui l’interprètent, en fonction du message que chacun essaie de transmettre à son public. Les MFO exclusivement – ou quasi-exclusivement – aux mains de leurs fondateurs et associés le reformulent par exemple souvent pour le faire rimer avec « indépendance capitalistique ». « Pour moi, un multi-family office ne peut pas se revendiquer indépendant s’il appartient à un groupe qui propose de la gestion d’actifs », assène un dirigeant du secteur qui a souhaité garder l’anonymat. Pour d’autres, le simple fait d’avoir un actionnaire financier (fonds, asset manager, banque…) au capital – ou à celui de sa maison-mère – conduirait inévitablement à privilégier des objectifs de rentabilité au détriment de l’impartialité du conseil.
Sans surprise, les chanteurs visés par ces invectives ne l’entendent pas de cette oreille. « Nous n’avons rien à gagner à faire souscrire des produits qui ne répondraient pas aux attentes de nos clients, assure Benoît Emsalem. Nous restons très attachés à l’architecture ouverte. » D’autres vocalistes ripostent en interrogeant d’autres structures d’actionnariat. « Avoir des clients à son propre capital n’envoie pas un signal d’indépendance pour moi », indique Laurent de Swarte. N’en déplaise aux MFO qui revendiquent ouvertement d’avoir fait ce choix, parmi lesquels figurent Letus PO et Ivesta. Le premier compte par exemple parmi ses « clients actionnaires » le fondateur de Zadig & Voltaire Thierry Gillier et le cofondateur de Criteo Romain Niccoli. Tandis que le second a accueilli au fil des années Pierre Kosciusko-Morizet (PriceMinister), Céline Lazorthes (Leetchi), Xavier Court (Veepee) ou encore Adrien de Schompré et Grégory Marciano (Sushi Shop).
D’autres bardes conditionnent pour leur part surtout l’appartenance au pupitre « indépendant » à la perception de cachets qui ne seraient pas versés par les producteurs de produits financiers. Au milieu de cette jam session, l’AFFO tente une harmonisation. « Si certains modes de rémunération peuvent interroger, je pense que, quel que soit celui-ci, les multi-family offices doivent s’attacher à rester indépendants et sans conflit d’intérêt dans le choix des placements qu’ils conseillent à leurs clients, indique son président Charles-Henri Bujard, insistant également sur leur « devoir de transparence ». Des paroles que chacun pourra apprécier en fonction de sa propre sensibilité.
Un label pour les harmoniser tous ?
Pour leur défense, les multi-family offices ne peuvent pas vraiment compter sur un métronome incontestable pour accorder leurs violons. « Il n’existe en effet pas à ce jour de cadre légal ou de définition officielle de ce métier en France, constate Pierre Monteillard. Il peut ainsi être exercé de plusieurs manières, en s’appuyant notamment sur des agréments de CIF, d’IOBSP [intermédiaire en opérations de banque et en services de paiement, NDLR] ou encore de société de gestion. »
Mais ce flou artistique pourrait se dissiper à la faveur d’une possible intervention des régulateurs. « C’est une tendance de fond : les pouvoir publics se préoccupent de l’encadrement des professions non réglementées qui peuvent être amenées à gérer des capitaux, indique Guillaume Courault, délégué général de l’AFFO. Nous nous inscrivons pleinement dans ces réflexions. » D’autant que d’autres pays sont plus avancés que la France en la matière. « Le Luxembourg a par exemple adopté une loi en 2012 qui définit le métier de family officer, ses missions et ses critères d’agrément (capital social minimum, transparence de la rémunération…), illustre Florian Hallant. Les Émirats Arabes Unis se sont pour leur part dotés d’un nouveau cadre réglementaire dans ce domaine en 2023. »
Comme souvent dans l’industrie financière, les représentants des family offices préfèreraient toutefois un encadrement réglementaire leggiero et une autorégulation crescendo. Dans cet esprit, l’AFFO phosphore actuellement sur « plusieurs pistes », dont la création d’un label attestant des caractéristiques communes des MFO qui l’arboreraient. « Nos réflexions portent par exemple sur des critères comme la gestion des conflits d’intérêts liés à l’actionnariat et aux modes de rémunération, le nombre de clients, le niveau de formation des collaborateurs, la palette de services offerts ou les seuils de capitaux minimaux », confie Jean-Marc Aveline.
Que ce soit par la voix de l’AFFO ou d’une autre association comme le Club du Multi Family Office – fondé en 2019 par Agami, Xelis, Letus PO, Family Partners et Keepers –, les MFO bands semblent en tout cas déterminés à se structurer davantage et à prendre un rôle plus important dans la grande comédie musicale de la finance. Y compris à l’échelle européenne, comme en atteste la création de l’International Federation of Family Office (IFFO) en 2021, treize ans après le lancement d’une autre initiative nommée European Network of Family Office (ENFO). Autant de pistes qui permettront peut-être, un jour, à la profession de chanter à l’unisson.